I

Je sens la lumière avant de la voir. Elle arrive comme une lame sous la paupière, froide et chirurgicale. Une brûlure blanche, sans chaleur. Elle me réveille sans douceur. Pas de matin ici. Pas d’aube. Juste le passage brutal du noir au blanc. Comme si le sommeil était un défaut qu’il fallait corriger.

L’air sent le vinaigre. Pas celui de la cuisine, non. Celui des linges industriels, des sols rincés à grande eau. C’est un parfum acide qui monte par les narines jusqu’au crâne, un fil invisible qui nettoie les pensées trop sombres.

Le matelas est trop propre. Le drap glisse sous mes doigts comme une peau fausse. Rien n’accroche. Il n’y a ni froissement, ni chaleur. Je suis couché dans un lieu sans friction.

Je tends la main. Le plateau a glissé sous la trappe. Le frottement du plastique contre le métal me hérisse la nuque. J’ai l’impression que chaque son est amplifié. Tout résonne. Même mes dents.

La tablette m’attend. Elle vibre d’un souffle doux, presque affectueux. Sa voix de femme synthétique chuchote :

"Bonjour Elior. Voici votre mise à jour quotidienne."

J’appuie. Mes doigts laissent des traces invisibles sur la surface lisse. Elle s’illumine comme un œil. Les nouvelles défilent.

#ChienClown devient ambassadeur du Ministère du Vivant.
Le mot “père” requalifié comme “statut affectif fluide”.
Adoption du décret sur les données sensorielles silencieuses.
Deuxième journée nationale de la douceur obligatoire.

Je ne sais plus quoi croire. Ni si j’ai jamais cru. Tout est trop lent, trop neutre. Même la langue est en caoutchouc. Chaque phrase semble avoir été rincée de son poids. Je ferme les yeux. Mais même les paupières n'arrêtent rien. La lumière reste, dedans. Et alors je murmure, pour ne pas me perdre tout à fait :

— Je ne suis pas fou. C’est vous qui dormez. Les yeux ouverts.

Un silence calibré me répond. Même pas un souffle d'aération. Le silence ici n’est pas une absence : c’est un programme. Il absorbe mes mots, les digère sans écho, comme si parler était un délit d’archaïsme.

La tablette s’est tue. Son œil noir me fixe encore, patient, sans jugement. Je devrais me lever. Il y a un protocole. Des cases à cocher. Un rythme à maintenir pour ne pas alerter le système. Mais mes muscles refusent. Ils sont là, pleins, fonctionnels, et pourtant… absents. Comme si mon corps aussi hésitait à continuer.

Sur le mur, un rectangle s’éclaire : Zone d’expression émotionnelle - 3 minutes restantes. Un carré translucide m’invite à y projeter une sensation. Une couleur, une onde, un mot peut-être. Mais que dire quand rien ne brûle, ne pique, ne serre ? Quand tout est tiède, flou, acceptable ? Je pourrais écrire :

“J’ai rêvé que l’air sentait la pluie.”

Mais le mot “rêvé” déclencherait une alerte. Le rêve n’est pas un droit. C’est une anomalie de veille. Je choisis :

“Aujourd’hui, je ressens une présence.”

Le mot “présence” reste affiché quelques secondes, puis disparaît. Avalé. Aucun retour. Aucun clignement. Aucun humain derrière. Peut-être que je teste les limites. Ou que je les espère. Je me lève enfin. Pieds nus sur le sol froid. Là, au fond de la pièce, juste avant l’angle mort de la caméra, quelqu’un a griffé un mot dans la paroi, avec l’ongle ou les dents :

Souviens-toi.

Elior Abram n’était pas malade. Pas au sens médical du terme. Il dormait peu, lisait trop, parlait rarement, écoutait plus que nécessaire. Il avait une manière étrange d’être au monde : présent jusque dans les interstices. Il se souvenait des dates, des inflexions, des micro-gestes. Il sentait les glissements. Il ne riait pas aux mêmes choses que les autres.

Quand l’émeute éclata pour un nouveau modèle de téléphone intelligent, il n’avait pas souri. Il avait regardé les files d’attente avec une tristesse presque géologique. “Ce n’est plus une révolution,” avait-il dit, “c’est une rafle volontaire. On se bat pour s’acheter sa propre laisse.” Cette phrase — notée, filmée, sortie de son contexte — avait déclenché un flot de moqueries. On l’avait accusé de mépris, d’élitisme, d’incompréhension du progrès.

Ce n’était pas un philosophe. Juste un homme sensible. Et dans ce siècle, c’est parfois pire. Le diagnostic était tombé trois mois plus tard. Dissonance cognitive aggravée avec syndrome de corrélation obsessionnelle. En d’autres temps, on l’aurait peut-être écouté.

Au XVIIIe siècle, il aurait été encyclopédiste. Au XIXe, médecin de campagne inquiet de l’évolution industrielle. Au XXe, lanceur d’alerte. Au XXIe, il était simplement inadapté. Pas assez drôle pour être entendu. Pas assez fou pour être craint. Juste assez lucide pour être mis à l’écart.

Le monde s'était peu à peu vidé de ses stratèges. On avait remplacé les gouvernants par des gestionnaires, puis les gestionnaires par des influenceurs. Le pouvoir avait changé de forme : il ne s’exerçait plus, il se diffusait. Et ceux qui parlaient encore comme on écrivait — avec gravité, avec chair — paraissaient archaïques.

Il y a des choses qu’on ne devrait pas pouvoir recouvrir avec un hashtag.

Hier, pendant qu’on hurlait sur les réseaux à propos d’un acteur qui avait confondu deux pronoms dans une interview, une loi a été votée pour permettre l’extraction de lithium dans une zone protégée, sans étude d’impact.

J’ai noté l’heure. 14h37. J’ai senti un frisson dans mes mains, comme un courant d’air invisible. À la même minute, un influenceur pleurait en direct parce que sa chaîne avait été suspendue trois heures. Trois heures. Le monde lui a envoyé un million de messages de soutien. À l’arrière-plan de son live, on devinait un océan. En train de blanchir.

Je ne sais plus comment on oublie. Je vois tout. Je relie. C’est un problème, paraît-il. Une dissonance cognitive : je surinterprète les coïncidences, je tisse des fils entre des faits sans lien. Mais est-ce moi qui tisse, ou eux qui les décousent ?

Je sens l’odeur des sédiments brûlés dans les forêts tropicales. Je l’ai sentie un jour, sur un sac de riz. Elle ne m’a plus quitté. Je goûte l’aluminium dans l’eau. Pas à chaque gorgée. Juste quand une usine a versé quelque chose la veille.

Je devine les tremblements, les grincements du monde. Et tout ce que je vois, c’est un carnaval de gens heureux qui se battent pour un téléphone dont ils ne comprennent même plus le fonctionnement.

Je les regarde depuis ma cellule blanche. Pas de barreaux. Pas de chaînes. Juste une routine parfaitement réglée, pour “m’aider à me recentrer”. Mais je ne veux pas être centré. Je veux être dissonant. Parce que le monde est faux. Et que je ne veux pas ressembler à un homme qu’on aurait recouvert de naphtaline pour en neutraliser l’odeur.

Aujourd’hui, c’est jour de consultation. Le couloir sent la cire tiède et le déni. La porte s’ouvre avec un grincement contrôlé, comme s’il fallait que le son soit humain, mais pas trop. Le bureau du psychiatre est une anomalie décorative dans l’univers blême du centre. Des plantes vertes trônent dans des pots en céramique blanche. L’une d’elles a des feuilles rondes, presque luisantes, comme vernies. Aux murs, des photos de plages désertes, ciel turquoise, sable blond, palmiers heureux. Un cadre affiche une citation en lettres manuscrites : « Ici, on écoute d’abord. » La lumière est douce. Jaune miel. Comme dans un cabinet d’ostéopathie de centre-ville.

Le docteur entre sans fracas, vêtu d’une chemise ouverte sur un torse bronzé. Il n’a plus son alliance. Peau blanche autour de l’annulaire gauche. Marque nette. Conflit familial ? pense Elior. Il a aussi perdu de sa lenteur confiante : son regard fuit. Il vérifie sa montre trop souvent. Elior est assis. Immobile. Il observe.

Sur le bureau, les dossiers sont ouverts, mais orientés vers l’autre côté. Ce n’est pas un problème. Il sait lire à l’envers. Ses yeux glissent, captent, déchiffrent :

“Encore délirant.”
“Pas du tout apte à la vie sociale.”
“Se focalise sur des conflits hors frontière.”
“Ne comprend pas la priorité à l'information de proximité : le conflit au Soudan est moins important que la nouvelle chaîne TikTok du Président.”

Dans sa tête, une voix sèche, tranchante : Non. Je comprends. C’est vous qui hiérarchisez l’absurde. Vous qui mesurez la douleur avec des filtres et du Wi-Fi. Mais il ne dit rien. Son regard glisse à nouveau. Une phrase encadrée, soigneusement caligraphiée, trône entre deux classeurs couleur chair :

“N’a pas de hobby.”

Un rictus nerveux lui échappe, malgré lui. Une torsion de lèvres. Un refus du lissage. Le psychiatre lève la tête, comme tiré d’un sommeil en plein jour.

— Tout va bien ?

Elior hoche simplement la tête. Le silence se referme. Il sent que l’analyse a commencé, mais il sait aussi que c’est lui qui observe. L’homme en face est en décomposition lente. Bronzé, tendu, seul. Et Elior est là, comme un miroir qu’on tente d’oublier.

Jambes croisées, tablette à la main, le docteur sourit. Ses dents sont trop blanches pour être honnêtes.

— Comment allez-vous aujourd’hui, Elior ?

Question standard. Attente calibrée. Je fixe ses chaussures. Neuves. Cirées. Italiennes. La tablette émet un petit clic. Enregistrement activé. Je réponds, voix basse, regard droit :

— Je vais bien.

Il hoche la tête comme on valide une météo.

— Vous avez eu quelques pensées... disons, intenses, ces derniers jours. Voulez-vous en parler ?

Je pourrais lui dire que la réalité s’effrite, que les murs suintent des vérités qu’il ne veut pas voir. Mais je dis :

— J’ai compris que certaines choses... ne dépendent pas de moi.

— C’est une pensée saine.

Il sourit. C’est sa manière de cocher une case mentale. Acceptation du contrôle extérieur : en progrès. Il fait défiler son écran. Je vois les reflets bleus sur sa rétine.

— Vous avez aussi réagi assez vivement à certaines actualités.

Sa voix reste douce.

— Pourquoi cela vous trouble-t-il autant qu’on préfère parler des chaînes de divertissement plutôt que des zones de guerre ?

Je penche la tête. Test. Piège déguisé. Je pourrais répondre que l’indifférence est un virus, que l’évitement est une forme d’agonie sociale. Mais je dis :

— Parce que je ne comprenais pas le fonctionnement. Maintenant, je crois que c’est une forme de régulation émotionnelle.

— Vous voyez, c’est intéressant, ça, Elior. Vous le dites avec calme.

Il regarde sa montre. Encore. Sa gorge se tend. Il est ailleurs. Je continue :

— J’ai commencé à dessiner. Des choses simples. Des objets. Des plantes. Celles de votre bureau, par exemple.

Il relève la tête, surpris.

— C’est très bien. Vous voyez, vous trouvez des hobbies.

Un silence. Puis, presque à lui-même :

— Vous avancez...

Je sens qu’il veut que j’avance. Que je rentre dans le bon moule. Le puzzle bien taillé. Je pourrais lui dire que je simule. Que je mens à demi. Mais à quoi bon ? Il suffit d’entrer dans son théâtre, un instant. Juste assez pour sortir. Je mime l’hésitation, puis demande :

— Et... si je continue comme ça, je pourrais... reprendre une vie normale ?

— C’est ce vers quoi on tend, oui. Une vie avec des repères, des rituels, du lien.

Mensonge. Ils veulent l’oubli, pas le lien. Mais je souris. Pas trop. Juste assez.

— Alors je vais continuer. Faire des efforts. Comprendre ce qu’on attend de moi.

Je le dis lentement. Il hoche la tête, content. Le silence s’installe. Il note quelque chose, puis relève les yeux.

— Je vais proposer une sortie d’essai. Surveillée, bien sûr. Mais c’est un pas important. Vous êtes prêt, Elior ?

Je laisse passer quelques secondes. Je le regarde droit dans les yeux.

— Je crois que je suis prêt.

Dans ma tête, une seule pensée : Ils ne veulent pas qu’on aille mieux. Ils veulent qu’on rentre dans le cadre. Alors je vais m’y couler. Comme un poison transparent.