Avant-propos

Ce livre a été écrit pour ceux qu’on regarde de travers.
Pour les enfants qui pensent autrement, parlent autrement, ressentent autrement. Pour les enfants que l’on dit trop. Trop sensibles, trop silencieux, trop vifs, trop lents. Il a été écrit pour eux, et pour le monde qui peine à les accueillir.

Le récit que vous allez lire ne suit pas un chemin droit. Il épouse les courbes imprévisibles de la conscience, les chutes, les élans, les fractures. Il traverse des zones d’ombre et des éclats de lumière, comme la pensée quand elle n’obéit pas.

La narration elle-même est traversée d’échos, de silences, de ruptures. Elle n’offre ni confort ni certitude. Elle interroge. Elle résiste.

Car ce livre parle d’un monde qui accepte de moins en moins la différence, et d’individus qui, précisément par cette différence, incarnent le cœur battant de l’humanité.

Ce n’est pas un manuel. Ni une parabole. C’est une tentative. Un geste. Un lieu d’accueil pour ce qui ne rentre pas dans les cases. Un miroir fêlé, peut-être. Une fracture à habiter.

Merci de le lire sans chercher à réparer. Merci d’y entrer comme on entre dans un monde — ou dans un enfant — qu’on ne comprend pas encore, mais qu’on choisit d’aimer.

I I A

Prologue

Quelque chose s’est tu dans le bruissement du monde. Un battement s’est effacé — et nous avons continué d’avancer, sourds.

Où sont passées les forêts primaires ? Combien d’espèces faudra-t-il encore faire disparaître avant de comprendre que la biodiversité n’est pas un décor ?

Pourquoi tant d’enfants grandissent-ils sans eau potable, sans éducation, sans paix ? À quoi bon les frontières quand les migrations sont le symptôme d’un monde qui brûle ? Qui décide des guerres ? Qui en profite ?

Comment tolérons-nous que des intelligences humaines soient broyées par des systèmes conçus pour l’efficacité plutôt que pour la justice ? Pourquoi la vérité semble-t-elle désormais dépendre de l’algorithme qui l’annonce ?

Jusqu’où faudra-t-il raser, polluer, surveiller, discipliner pour garantir un confort devenu délétère ? Peut-on encore parler d’humanité quand certains êtres humains sont traités comme du surplus statistique ?

Combien de temps pourra-t-on détourner le regard sans être englouti par ce qu’on refuse de voir ?

Mais peut-être suffit-il d’un seul visage pour que tout vacille, d’une seule histoire pour armer nos doutes d’une réalité tangible. Jusqu’à ce que l’abstraction devienne chair. Jusqu’au jour où cette chose a pris un visage.

Il s’appelait Elior Abram. Un nom doux, presque biblique, que sa mère avait choisi en rêvant d’une lumière. “Eli-or”, disait-elle. “Dieu est ma lumière.” Ironie funeste, peut-être, puisque ce fut justement la lumière qui, un jour, l’aveugla.

Avant la dissonance, Elior vivait dans un monde ordinaire, ou du moins accepté comme tel. Il avait ce regard calme des êtres en paix, une manière d’écouter sans interrompre, de toucher les objets avec une lenteur pleine. Il n’était ni brillant ni banal. Il était exact. Né au bord de la mer, dans une ville qui sentait le sel et les feuilles d’oliviers, il avait appris à parler en écoutant le vent passer dans les canisses. Son enfance fut tissée de gestes doux, de silences habités. Il parlait peu, mais tout ce qu’il disait semblait provenir d’un lieu profond.

Il étudia les systèmes complexes. Les enchevêtrements de flux, de données, de langages, de normes. Il les aimait comme on aime les labyrinthes. Pas pour s’y perdre, mais pour en cartographier les pièges. Son esprit fonctionnait comme une carte vivante : chaque phrase prononcée, chaque mot lu, laissait une trace.

Puis vinrent les premiers décalages. Un jour, il déclara à voix haute, lors d’une réunion de travail :

“Quelqu’un efface les nouvelles importantes pendant qu’on nous fait commenter les miettes.”

Personne ne répondit. Un silence flotta, épais, avant que quelqu’un ne relance la réunion en plaisantant sur un scandale alimentaire. Elior sentit que quelque chose avait basculé. Il venait de dire quelque chose qu’il ne fallait pas dire. Ou plutôt : quelque chose que plus personne ne savait entendre.

Il commença à voir des motifs là où les autres voyaient des coïncidences. Il nota les dates, les titres, les décrets passés en silence. Il observa l’enchaînement parfait des distractions et des décisions. Il parla de tout cela. Trop calmement pour être cru.

Et alors, on l’écarta. Doucement. Poliment. Pour son bien.

Dès lors, nous ne pouvons plus nous soumettre à un seul récit. Linéaire et lisse. La vérité elle-même exige des formes brisées, mouvantes, inclassables.

Ce qui s’est passé avec Elior ne pouvait être raconté selon les lois habituelles. Il exigeait un langage déformé, déroutant.

Ainsi il existe des moments où il faut fusionner le fond et la forme. La lucidité intérieure et le constat distant. Ces moments ne préviennent pas. Ils jaillissent.

Ils déchirent les silences intimes et exposent les fictions collectives. Ils peuvent surprendre, ébranler, déranger. Mais il est essentiel, alors, de voir le dehors — sans filtre — et de plonger dans le dedans — sans concession.

D’embrasser le vertige d’un monde qui se disloque. Et peut-être, au cœur même de ce chaos, d’esquisser une forme nouvelle de présence, de résistance, de poésie.

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